Le Temps des Mots par Jean-Michel Pellenc

C’était au mois de janvier. Woody s’était enfin résolu à se faire opérer de la myopie. Il portait ses petites lunettes rondes depuis… pfiou, des années, car elles lui donnaient un côté intello et drôle, et lui permettaient de cacher sa timidité. Mais, comme il avait promis à sa femme de l’accompagner à son cours de yoga deux fois par semaine, et qu’elle lui avait fait remarquer que ses lunettes le gêneraient sûrement pour exécuter la « posture sur la tête » et la « salutation à l’aurore », il passa toute l’après-midi à compulser les offres sur le net.

Visiblement, tous les opticiens avaient flairé la bonne affaire. Ils étaient tous équipés du laser qui leur permettait de vous refaire les yeux à neuf, directement en boutique, en à peine un quart d’heure. La concurrence faisait rage entre eux, si férocement, qu’ils proposaient même des forfaits low cost pour appâter les clients. Woody, ne sachant plus que choisir, se décida pour une boutique au hasard, et n’eut aucun mal à obtenir un rendez-vous dès le lendemain matin.

Contre toute attente, et en dépit de son angoisse notoire, tout se déroula comme prévu. Lorsqu’il se présenta devant l’hôtesse pour régler la note, il avait une vue digne d’un pilote de chasse. Ce qui lui permis de découvrir un nouveau vertige quand son regard survola le décolleté plongeant de la jeune et plastique vendeuse… Cependant, lorsqu’il releva les yeux, il s’aperçut qu’elle n’avait pu réprimer une légère grimace de dégoût, et, se regardant pour la première fois dans le miroir qui jouxtait le comptoir, il constata que quelque chose n’allait pas. Bien sûr, il avait obtenu cent pour cent de réponses correctes aux différents tests de vision en se réveillant de l’anesthésie, mais, justement, ce qu’il voyait là pour la première fois sur son visage ne lui convenait pas du tout : son nez ressemblait à une énorme pomme de terre informe.

−   Hum… Dîtes moi Mademoiselle, murmura-t-il, craignant de se faire remarquer par les autres clients qui allongeaient la file d’attente derrière lui et poussaient déjà des soupirs en levant les yeux au ciel. Qu’est-il arrivé à mon nez ?

−   Ah ! Oui, répondit-elle de la façon la plus détachée du monde. Nous avons eu une petite coupure d’électricité au moment de reconstruire le nez et…

−   Mais, je n’avais rien demandé ! Bafouilla-t-il, affolé.

−   Oui, naturellement… mais nous faisons une promotion cette semaine : « Pour le prix des 2 yeux, le nez offert » ! Cela aurait été dommage de ne pas en profiter, vous ne trouvez pas ?

−   Parce que vous avez l’impression que j’ai fait une affaire ?

−   Je ne dirais pas ça, dit-elle en clignant des yeux devant son appendice, mais si vous n’êtes pas satisfait, Mr Allen, …

−   Si je ne suis pas satisfait ? Si je ne suis pas satisfait ? Sa voix devenait de plus en plus aigüe et, en dépit de ses efforts pour rester calme, il commençait à trembler sur place comme un automate. Je sais bien que mon nez n’avait rien de discret, j’en suis parfaitement conscient, mais là ! On dirait que j’ai une pomme de terre écrasée sur la figure… et vous osez me demander si je ne suis pas satisfait ?

−   Si vous n’êtes pas satisfait, …

−   Non, je ne suis pas satisfait ! Bien sûr que non, je ne suis pas satisfait ! Je viens pour mes yeux et je repars avec une patate à la place du nez ! Et, en plus, je devrais vous remercier parce que c’est une offre promotionnelle ?

−   Ecoutez, les autres clients attendent, Mr Allen. Ne vous en faîte pas, vous ne réglerez rien aujourd’hui et nous allons vous fixer un nouveau rendez-vous dans deux mois…

−   Dans deux mois ? bredouilla-t-il, au bord de la syncope.

−   Oui, il faut que votre… que… ça cicatrise, avant de corriger ce qui ne va pas…

Woody resta bouche bée. Il n’en croyait pas ses yeux tout neufs.

C’est ainsi qu’il commença l’année… et c’est peu dire qu’il en avait gros sur la patate.

Jean-Michel Pellenc, le 1er septembre 2014.