Le Temps des Mots par Jean-Michel Pellenc

Le Temps des Mots par Jean-Michel Pellenc

La Vénus du Caire

Nous sommes en mars 2006. Je quitte l’Europe pour la première fois. Je pars pour une semaine de croisière sur le Nil. Une destination nimbée de mystère et de rêves. J’ai acheté pour l’occasion un magnifique carnet de voyage. Un bel exemplaire au papier rustique et à la couverture en cuir ornée d’arabesques. Il est cher, une petite folie sachant qu’une bonne partie de mes économies ont été englouties dans le prix du voyage, mais ce sera mon totem pour invoquer le destin. Cet achat est un premier pas vers mon rêve d’écrivain, un rêve que je caresse en secret, sans oser vraiment me l’avouer.

 

Nous embarquons à Marseille et, au terme d’un peu plus d’une heure trente de vol, nous atterrissons de nuit au Cairo International Airport. Un guide nous attend dans le hall avec un panneau au nom de la compagnie qui organise le voyage. Une fois nos bagages récupérés, il nous fait monter dans des bus pour accomplir la suite du trajet. Je suis épuisé et je serais incapable de me repérer seul. Aussi, je me contente de suivre. L’excitation de la nouveauté, l’enthousiasme de la découverte m’incitent à tout détailler. Je voudrais tout graver dans ma mémoire. Mais je ne vois presque rien à travers la fenêtre de l’autobus, seulement mon reflet blanc et fatigué qui apparaît en contre-jour. Nous roulons à vive allure, sensation exacerbée par le roulis du véhicule sur la route mal entretenue. Les chocs et le froid, que je n’avais pas prévu, ici, en Egypte, achèvent de vaincre mes velléités, de raboter mes derniers espoirs. Alors, je me laisse aller contre la vitre.

Au bout de ce qui me semble une éternité, nous nous arrêtons enfin au bout d’un quai. Nous récupérons nos sacs pour embarquer à bord de notre bateau de croisière : Le Beau Rivage II. Des bagagistes se chargent de nos affaires et nous conduisent vers nos chambres. Je donne quelques livres égyptiennes au jeune garçon qui me remercie chaleureusement pour le pourboire. Nous sommes attendus dans une vaste salle aménagée en discothèque où l’on nous offre un pot. Avant d’aller me coucher, j’apprends que nous serons réveillés dans quelques heures pour démarrer les visites au petit matin. Je regagne en vitesse la cabine qui m’a été attribuée. Elle est assez luxueuse mais se situe à l’extrémité arrière du bateau, à proximité des moteurs. Je suis l’un des rares passagers à être venu seul et je n’ai pas le courage d’aller me plaindre à la réception pour obtenir de changer de cabine. Alors, j’allume la petite télévision disposée sur le mini-frigo pour couvrir le bruit. J’écoute attentivement cette langue inconnue en fantasmant de futures conversations avec les autochtones.

Je prends une douche en faisant attention de ne pas boire l’eau, comme je le fais habituellement en me baignant et, enfin, je plonge dans mon lit.

Après le petit-déjeuner, nous sommes séparés en trois groupes dont chacun sera pris en charge par un guide. Mon groupe sera conduit par une femme du nom d’Ingi. Je me demande si ce prénom n’est pas un pseudonyme destiné à rajouter au folklore local car il n’est pas comme je me figure les prénoms féminins arabes en « a ». Mais très vite ces considérations laissent la place à la surprise. Ingi est brune, mince, vêtue comme une jeune européenne d’un pantalon et d’un tee-shirt noir à manche courte. Je ne le sais pas encore mais elle a reçu une éducation chrétienne dans une école française. L’Egypte a connu une grande effervescence culturelle grâce au mélange des traditions coptes et musulmanes qui ont longtemps cohabité pacifiquement dans le pays. En 2006, les évènements que nous nommerons plus tard le « Printemps Arabe » n’ont pas encore eu lieu.

Ingi est belle. Je succombe au premier regard. Yeux d’onyx, gestes graciles, visage fin et souriant, voix chantante et fragile, autant d’appâts qui assurent leur emprise sur mes sens en émoi. Elle me dit, ou nous dit, je ne sais plus exactement car il me semble qu’un globe de lumière nous environne et nous isole du reste du groupe, que son prénom signifie « ange ». Un sentiment d’évidence me traverse. Ingi est un ange, une créature divine descendue sur la terre depuis la voute céleste.

 

Ingi se rêve actrice. Elle a déjà été figurante sur un plateau de télévision et suit des cours de comédie. Elle aime parler de foot et de judo. Parce que ce sont des disciplines sportives dans lesquelles les égyptiens s’illustrent avec brio.

Dans le bus en direction de la Vallée des Reines, nous croisons la route de paysannes voilées de noir. Ingi nous explique que les vêtements noirs sont d’usage pour les femmes mariées. Bien sûr, Ingi est mariée. Pourtant, je demeure hypnotisé par sa voix, envouté par sa grâce. Comme tous les hommes du groupe, du moins c’est ce qu’il me semble. Nous voudrions tous attirer son attention. Certains la complimentent sur sa beauté, d’autres étalent leur connaissance du Moyen-Orient arabe, certains plaisantent joyeusement. Pour ma part, muni de mon carnet de voyage, je décide d’incarner mon personnage d’écrivain. Je m’écarte du groupe et m’installe bien en vue, stylo en main, en prenant des airs de réflexion intense.   

Bien entendu, le charme de ma guide rejaillit sur chaque pierre qui compose notre trajet touristique. Pas un des temples majestueux qui jalonnent le Nil, pas une des fertiles légendes de la mythologie antique égyptienne, pas un des innombrables souks où les marchands ambulants, les joueurs de dominos et les fumeurs de chichas se côtoient dans un mélange bigarré de parfums et de couleurs, rien ne doit rester étranger à mon âme assoiffée de connaître chaque détail de la vie, de l’histoire et de la culture d’Ingi. 

La veille du départ, installé dans ma suite du Marriot Hotel, je lui téléphone et je lui avoue dans un état de transe fébrile que je suis amoureux d’elle. Elle consent à ce que nous gardions contact et, dès mon retour en France, je lui demande si nous pouvons nous revoir.

Ingi m’a vu remplir mon carnet de voyage. Je lui fais part de mon désir d’écriture, de mes doutes. Elle m’encourage et me demande de lui écrire une histoire que je lui enverrai plus tard. Elle me raconte un rêve dans lequel elle marche le long d’une plage au côté d’un homme romantique et doux. Ils ont envie de faire l’amour et leur désir s’unit avec le lent va et vient des vagues sur le sable. Je lui propose de venir chez moi. Ingi m’explique qu’elle est divorcée, mais qu’il lui est impossible de quitter le territoire avec son fils sans avoir obtenu au préalable une autorisation écrite du père.

 

Quelques mois plus tard, je reviens en Egypte.

 

Ingi vient me chercher à l’aéroport, mais elle n’est pas seule. Un homme l’accompagne. Dans la navette qui nous conduit jusqu’au parking, je les observe pour tenter de comprendre quelle est la relation qui les unit. Ils sont amis. Je me détends un peu, nous échangeons quelques courtoisies. Sur le trajet vers le cœur de l’agglomération, la bonne humeur nous gagne. Mustafa est musicien, nous parlons d’artistes célèbres de nos deux côtés de la Méditerranée : Dalida, Oum Kalthoum, et nous nous trouvons comme point commun l’attrait pour le rock de Metallica. Ingi dépose son ami avant de m’accompagner jusqu’à l’hôtel qu’elle a choisi pour moi, un hôtel au tarif raisonnable disposant de tout le confort occidental.

Le lendemain, Ingi m’emmène avec elle à l’école de cinéma. Elle me présente à ses nombreux amis comme un écrivain français résidant sur la Côte d’Azur, à Cannes. Ce halo de prestige me vaut d’être aussitôt entouré par un attroupement de jeunes cairotes enthousiastes. Je me sens gêné devant ces inconnus, sympathiques mais qui semblent attendre beaucoup de moi. Ingi s’est éclipsée, elle m’a laissé seul et je dois me débrouiller en anglais. Je tente d’expliquer que je ne suis pas écrivain.

On m’invite à assister à la répétition du show qui va se tenir à l’intérieur de l’école. Je me mélange aux étudiants dans les gradins qui surplombent une scène au décor minimaliste. Dans un mélange de danse contemporaine et de happening, la représentation met en scène la confrontation d’une jeunesse aux prises avec une société qui l’étouffe. Finalement, les personnages réussissent à se libérer de l’asphyxie dans un ultime élan d’espoir et de révolte. A l’issue du spectacle, je félicite longuement les acteurs de la troupe pour leur prestation remarquable. Puis je rentre à l’hôtel en taxi, un peu perdu sans Ingi qui est déjà partie et qui ne répond pas au téléphone.

Mustafa m’invite chez lui et son frère, Mahmoud, où nous écoutons du Metallica sur Youtube tout en mangeant des brochettes de viandes grillées. Je suis surpris par le contraste entre leurs goûts, presque identiques au mien, leur aisance avec les outils modernes de télécommunication et l’intérieur rudimentaire de leur maison, propre et soignée, mais au sol en terre battue, avec pour tout ameublement une table, une commode et quelques chaises. Une sobriété difficile à envisager chez nous où la profusion est devenue la norme.

Le jour suivant, Ingi me propose de l’accompagner pour rendre visite à une autre de ses amies, orpheline. Celle-ci vit dans un institut de charité, un bâtiment vétuste, attenant à l’hôpital public, semble-t-il complétement livré à l’abandon.

Puis Ingi disparaît… Je multiplie les textos mais elle ne répond pas. Ou sur un ton froid et sévère.

 

Seulement une semaine plus tard, je déciderai de rentrer en France. Nous n’aurons pas fait l’amour. Nous n’aurons pas pu nous embrasser ni même nous donner la main en public.

Je ne sais toujours pas ce qu’il s’est réellement passé. Aussi romantiques et rêveurs que nous pouvions l’être, nous était-il possible d’assumer cette relation, au mépris de tout, surtout dans un pays où les femmes ne sont pas libres de leurs actes ? Vraisemblablement, non. Aurais-je pu le comprendre au lieu de fuir le pays, frustré et furieux ? Oui… certainement.

Finalement, nous avons perdu contact.

 

Je me pose encore mille questions qui demeureront sans réponse : Ingi a-t-elle réalisé ses rêves ? Ou est-elle toujours guide ? A-t-elle réussi à s’émanciper grâce au mouvement du Printemps arabe ? Faisait-elle partie de cette jeunesse révoltée qui a organisée la révolution sur la place Tahrir ? A-t-elle finit par se résigner, écrasée sous le poids du devoir et des traditions ?

 

Aujourd’hui, il ne me reste plus que ma mémoire et cette photo mal fichue, insouciante du souvenir laissé par cette histoire, inachevée et décousue.

 

Jean-Michel Pellenc, le 6 novembre 2014.



06/11/2014
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